Sémiotique et Bateson Plan
« Bateson a remarqué une propension chez les hommes à évoquer d’innombrables noms totémiques et à exhiber un savoir ésotérique »[1]R.Pauzé
« Il nous semble que c’est progresser dans l’intelligibilité des phénomènes sémiotiques que de concevoir l’interprétant comme un moment d’une institution sociale dans une communauté humaine donnée. La notion d’arbitraire s’en trouve évacuée au profit d’une conception qui prend mieux en charge le caractère social du signe manifesté dans la communication. »[2] R.Marty
Le parcours de chercheur de Bateson débute avec l’étude écologique de la shismogenèse des populations Iatmul confrontés à leur croissance démographique. Il approfondi ce processus de relations entre les individus et groupes d’individus dans une perspective temporelle. Ensuite lors de son séjour à Bali, émerge sa théorie de l’apprentissage centrée sur les relations entre l’individu et sa culture, et en particulier le rôle des parents pour l’apprentissage de ces relations. Entre Iatmul et Balinais il constate de profondes différences culturelles. La schismogenèse n’existe pas à Bali. D’autres formes de régulation agissent pour maintenir un équilibre. La recherche des analogies de forme inter-culturelles conduit Bateson :
« à sélectionner un petit nombre de faits à partir desquels il tente de dégager certains principes organisateurs, certaines lois générales. Une des stratégies d’analyse qu’il privilégie est l’abduction. »[3] R.Pauzé
Comme celle de Peirce, son œuvre est une suite d’interrogations et de propositions méthodologiques concrétisées par des émergences conceptuelles. C’est pourquoi, comme le fait remarquer R.Pauzé au sujet de Bateson :
«… est si difficile à suivre et pour quoi sa pensée est si difficile à cerner. Elle est en fait en constante mutation ». R.Pauzé
La cybernétique et la théorie des types logiques sont associées pour élaborer une analyse des organisations. Les organisations sont considérées comme des systèmes contrôlés en interne et en externe par d’autres systèmes infra et supra. L’analogie avec Peirce consiste à porter alors son attention sur les relations entre les systèmes.
« Bateson s’intéresse d’abord au problème du codage de l’information pour ensuite porter son attention sur différents types de communication » [4] R.Pauzé
Il catégorise la relation en trois types de codages : numérique, analogique et forme (gestalten), et illustre ce dernier codage par une analogie avec une machine :
« La caractéristique essentielle de cette sorte de machines, c’est qu’elles peuvent identifier des relations formelles entre des objets et des évènements du monde extérieur et classer des groupes d’événements de ce genre en fonction de certaines catégories formelles. »[5] Bateson
Il considère le système de codage de l’information directement dépendante du système de valeur de l’entité, avec seulement pour l’observateur extérieur, un accès au produit valeur-codage ou codage-évaluation.
« L’observateur n’a aucun moyen de savoir où réside l’erreur. Le sujet peut avoir mal « perçu » les évènements, ou bien il peut avoir traduit des perceptions correctes en action erronées : mais laquelle de ces deux erreurs a été commise ? C’est ce que l’observateur extérieur ne peut pas dire. »[6] Bateson
Nous proposons une schématisation de ces concepts :
Fig : 37A
Bateson expose deux sortes de processus de codage-évaluation non exclusifs : décision par intégration sélective et décision par intégration progressive. Autrement dit, l’interprétation classe et exclu du champ de conscience par niveaux successifs. Ce construit de réifications peut incorporer des contradictions internes :
« Nous introduisons maintenant un degré de complexité complémentaire : nous affirmons qu’il est compréhensible que la contradiction (c’est à dire l’ambivalence) survienne dans n’importe lequel des types de codages qui ont étés esquissés : elle peut se produire à tous les niveaux d’abstraction, et une contradiction donnée peut effectivement concerner deux ou plusieurs de ces niveaux. »[7] Bateson
Le contexte est déterminant dans le codage de la valeur d’une action, fait ou événement. Il doit dissiper les trois types de contradiction de relation :
1-confusion entre relation des objets à l’intérieur d’un niveau et entre relation du niveau et de son objet ;
2-confusion entre relation de contradiction et relation temporelle d’oscillation ;
3-confusion entre des relations de préférence circulaires.
« La correction des erreurs est un moyen fondamental de communication » [8] et l’observateur peut repérer le système de l’entité observée. Comme Peirce[9], Bateson réfute l’auto-observation ou introspection :
« il faut examiner d’une façon formelle les limites réelles de la découverte de soi même qui proviennent du fait qu’un individu ne peut obligatoirement percevoir sa propre vie et ses propres actions que dans les termes de son propre système de codage –évaluation. Il est en tout cas incapable de percevoir les caractéristiques du système en fonction duquel et à travers lequel il perçoit » [BAT 88-228]
L’accès à un niveau dont l’objet est le niveau dont la pensée vient de s’extraire conduit Bateson à définir la métacommunication et l’apprentissage secondaire (deutero learning) ou « apprentissage de l’apprentissage ».
« Pour désigner ce nouvel ordre de communication, nous introduisons ici le terme « métacommunication » et nous le définissons comme « communication sur la communication » » [BAT 88-238]
Dans notre schéma (37A) le niveau logique incorpore les règles interprétatives du contexte applicables au contenu du signe.
C’est au niveau de l’apprentissage secondaire que sera intégré la relation entre expérience et contexte. La valeur de vérité de cette relation est une « vérité secondaire » :
« Nous affirmons que la validité d’une proposition secondaire et en fonction de la croyance, et il est assez clair que, dans beaucoup de cas, il y a pour les variables « réalité » et « croyance » une gamme de valeurs pour les quelles un renforcement de la croyance entraînera un accroissement de validité » [BAT 88-256].
Le rôle primordial de la croyance dans la phénoménologie interprétative est ainsi introduit par Bateson comme préalable au débat épistémologique de Peirce dans son paragraphe : « comment se fixe la croyance »[10] qui introduit, par ailleurs, une méthodologie de recherche.
Nous pouvons considérer que, l’apprentissage secondaire est constitutif du système de codage-évaluation. Cet apprentissage procure une économie psychique considérable car il n’exige pas le passage par l’expérience :
« Pour ce faire je propose deux termes : apprentissage primaire et apprentissage secondaire »[11] Bateson
« …nous admettrons que de telles visions du monde peuvent être imposé aux gens par la matrice sociale dans laquelle ils vivent, et que ces gens apprendrons secondairement à voir leur univers en ces termes »[12] Bateson
Schématisation de l’apprentissage secondaire :
Fig : 37C
Bateson extrapole ce type de schéma jusqu’au niveau IV [BAT 88-310], avec comme restriction « qu’il ne peut y avoir qu’une seule focalisation à la fois ». Autrement dit la conscience ne peut examiner qu’un plan de contenus-relations. La conscientisation d’un niveau supérieur ne peut s’effectuer que si les relations du niveau inférieur sont réifiées, c’est à dire considérées comme des objets.
Dans l’ouvrage « vers une écologie de l’esprit 1 » le niveau IV disparaît et le niveau III « ne peut être que difficile et par conséquent peu fréquent, même chez les être humains ». Les considérations spéculatives suivantes décrivent le niveau III :
« une des fonctions essentielle et nécessaire de toute formation d’habitudes et d’apprentissage II est une économie des processus de pensée… Les prémisses, dispensent l’individu d’examiner les aspects abstraits, philosophiques, esthétiques et éthiques de nombreuses séquences de vie. »
«L’apprentissage III exposera ces prémisses non examinées à une remise en question et à un changement »
« L’apprentissage III devrait donc être un apprentissage des contextes des contextes. »
« Mais toute libération des contraintes exercées par l’habitude doit aussi s’accompagner d’une redéfinition profonde du soi. »
« Dans la mesure où un individu parvient à l’apprentissage III et apprend à percevoir et à réagir en fonction de contextes de contextes, son « soi » deviendra pour ainsi dire hors de propos. » [BAT 97a-326]
Le cas où les objets sont des changements est abordé et une proposition de technique descriptive récursive est abordée :
« Il n’y a alors aucune raison inhérente pour laquelle les différentes espèces de méta-relations entre les messages de notre description ne soient utilisés comme symboles dont les référents soient, eux, des relations à l’intérieur du système à décrire » … « Je suggère qu’une technique de ce type pourrait être utilisée afin de décrire le changement dans ces systèmes qui apprennent ou évoluent : par la suite, si une telle technique était adoptée, elle serait un fondement naturel pour la classification des réponses au problème du changement dans ces systèmes : les réponses seront intégrées dans des classes selon la typologie des messages qu’elles contiennent. Et une telle classification des réponses coïnciderait à la fois avec la classification des systèmes selon leur complexité typologique et avec la classification des changements selon leur ordres.»[13] [BAT 97a-212]
Une classification du changement est ébauchée : [BAT 97a-217]
- changement progressif des valeurs des variables superficielles ;
- changement progressif des variables stables ;
- changement du au hasard.
Le contexte de l’apprentissage secondaire peut lui-même définir des formes d’apprentissage :
« Mais, toutefois, il y a peut être une autre voie qui s’ouvre : ce fait d’assimiler l’apprentissage secondaire à l’acquisition d’habitudes aperceptives, n’exclut pas pour autant que les habitudes puissent également être acquises d’une autre façon. » [BAT 97a-238]
Un « modeste début de classification » des contextes d’apprentissage est décliné :
- Contexte pavlovien ;
- Contexte instrumentaux de récompense ;
- Contexte instrumentaux d’évitement ;
- Contexte d’apprentissage sériel et routinier.
Ces contextes déterminent « l’apparition des habitudes aperceptives appropriées dans des cultures différentes ». [BAT 97a-241]
Les deux derniers schémas illustrent la phénoménologie et les contenus. Les signaux permettent de reconstituer le contexte de cadrage du contenu. Bateson explicite les règles de lecture d’un échange :
« Tous ces problèmes de cadres et de paradoxes peuvent être illustrés en terme de comportement animal, où l’on peut reconnaître ou déduire trois types de messages :
a) messages que nous appelons, ici, signes indicatifs de l’humeur ;
b) messages qui simulent les signes indicatifs de l’humeur (dans le jeu, la menace, la parade, …)
c) messages qui permettent au receveur de distinguer entre les signes indicatifs de l’humeur et d’autres signes qui leur ressemblent. Le message « Ceci est un jeu » appartient à ce troisième type, en indiquant au receveur que le mordillage et d’autres actions significatives ne sont pas des messages du premier type….Cette analyse du jeu et des cadres psychologiques détermine un type de constellation triadique (système de relations) des messages, mais il est évident que des constellations de ce type ne se produisent pas uniquement au niveau animal, mais aussi dans la communication humaine, beaucoup plus complexe. » [BAT 97a-261]
Cette classification concerne les signes précurseurs des phénoménologies interprétatives, transcriptibles en classe de signe, a) : qualisigne ; b) : sinsigne ; c) : légisigne. (ou analogique, digital, forme).
La distinction entre les signes et ce qu’ils représentent est une posture intellectuelle indispensable mais peu répandue :
« Que les signaux ne sont que les signaux, manifestement les êtres humains eux-mêmes ne sont pas encore parvenus à vraiment s’en rendre compte. » [BAT 97a-248]
Une des conséquences pratiques de ces concepts est d’approcher la pathologie relationnelle en décodant les modèles de relation :
« Par conséquent, nous n’avons pas à rechercher quelque expérience traumatique spécifique dans l’étiologie infantile, mais bien plutôt des modèles séquentiels caractéristiques. La spécificité que nous recherchons devra se situer à un niveau abstrait ou formel. Et les séquences en question seront telles que le patient y acquerra les habitudes mentales qui se retrouvent dans la communication schizophrénique. Autrement dit, le schizophrène doit vivre dans un univers où les séquences d’évènements sont telles que ses habitudes non conventionnelles de communication y sont, dans une certaine mesure, appropriées. Selon cette hypothèse, de telles séquences dans l’expérience du malade sont responsables de ses conflits internes de classification logique. Nous appelons double contrainte précisément, ce type d’expérience insoluble »[14] Bateson
Si on considère que la forme de la phénoménologique interprétative (réalité secondaire ou de second ordre) est un acquis ontogénétique, il est raisonnable de chercher dans le système où elle s’est construite. Dans le cadre d’un disfonctionnement communicationnel, Bateson va donc chercher dans l’interaction familiale la genèse de cette forme d’habitude interprétative pathologique. Le modèle de la double contrainte émerge de ces considérations. La forme nécessaire à son avènement et à son maintient est la suivante :
1-deux entités au moins ;
2-une expérience répétée ;
3-une injonction négative primaire ;
4-une injonction secondaire contradictoire :
5-une injonction négative tertiaire qui interdit à la victime d’échapper à la situation.
Un tel processus brouille les signaux métacommunicatifs et bloque la réification des relations de ce niveau. C’est la théorie de l’apprentissage qui explicite la genèse de la théorie de la double contrainte et ses effets :
« Il convient donc de rappeler ici la théorie de l’apprentissage secondaire, sur laquelle se fonde la théorie de la double contrainte » [BAT 97b-45]
Dans la théorie de la double contrainte, il est considéré qu’une phénoménologie de l’apprentissage dans le contexte spécifique, va figer une falsification des signaux d’identification des modes de communication. Dans le cas de la schizophrénie :
« c’est l’expérience consistant à être puni précisément parce que l’on appréhende correctement le contexte de son propre message » [BAT 97b-58]
« On pourrait résumer ce qui précède en disant que le schizophrène communique comme si, chaque fois qu’il montre qu’il appréhende correctement le contexte de son propre message il s’attendait à être puni.» [BAT 97b-58]
Nous allons tenter une schématisation de la communication dans une optique phénoménologique dont le contenu est la forme des niveaux d’apprentissages. [BAT 97b-14].
La validité de la compréhension (relation 2) de la relation entre les objets (relation 1) est dénaturée par contrainte (relation 3).
Fig : 37D
Pour compléter le schéma nous retenons le point six qui considère la forme et les signaux qu’elle génère :
« Pour finir, il convient de noter qu’il n’est plus nécessaire que ces éléments se trouvent réunis au complet lorsque la « victime » a appris à percevoir son univers sous la forme de la double contrainte. A ce stade, n’importe quel élément de la double contrainte, ou presque, suffit à provoquer panique et rage » [BAT 97b-15]
L’injonction 2 consiste à punir quelle que soit l’interprétation de cette même injonction.
« L’enfant est puni parce qu’il interprète correctement ce que sa mère exprime ; et il est également puni parce qu’il interprète mal. Il est pris dans une double contrainte » [15]
Les contenus des niveaux d’apprentissage concernent ici des phénoménologies interprétatives. Nous avons la description de l’intégration d’une rétroaction récursive par l’action d’une rétroaction linéaire. Plus généralement ce processus de transformation de type de rétroactions peut être considéré comme le processus d’apprentissage.
L’intégration du contexte d’apprentissage comme élément fondateur de la phénoménologie interprétative et des capacités de perception d’une entité, conduit Bateson à modifier sa notion sur l’apprentissage 2, le changement et la relation avec la perception. La nouvelle hiérarchie d’apprentissages, comme forme récursive, s’oriente vers la sémiotique et l’importance de l’apprentissage de la perception des signes est soulignée : [16]
« 1-Réception d’un signal, (recevoir un signal constitue déjà un changement) ;
2-Apprentissages qui constituent de simples changements par rapport à [des expériences]
3-Apprentissages qui constituent des changements par rapport à des apprentissages de second degré. Dans le passé, j’ai malheureusement désigné ces derniers par le terme d’apprentissage de deuxième degré, ce que je traduisais par « apprendre à apprendre ». Il eût été plus correct de forger le terme d’apprentissage de troisième degré et de le traduire par « apprendre à apprendre à recevoir un signal » ;
4-[Apprentissages qui constituent des] changements par rapport aux processus de changement de troisième degré….Toutefois, il est bien possible, et même concevable, que certains changements lents et inconscients opèrent des renversements de signes de quelque dérivée supérieure de processus d’apprentissage. »
Schématisation :
Fig : 37F
[1] [PAU 96-45] PAUZE, Robert. Gregory Bateson, itinéraire d'un chercheur
[2][MAR 90-39] MARTY, Robert. L'algèbre des signes
[3] [PAU 96-56] PAUZE, Robert. Gregory Bateson, itinéraire d'un chercheur
[4] [PAU 96-68] PAUZE, Robert . Gregory Bateson, itinéraire d'un chercheur
[5] [BAT 88-197] BATESON, G et RUECH, J. Communication et société.
[6] [BAT 88-208] BATESON, G et RUECH, J. Communication et société.
[7] [BAT 88-219] BATESON, G et RUECH, J. Communication et société.
[8] [BAT 88-226] BATESON, G et RUECH, J. Communication et société.
[9] [WIN 88-151] WINKIN, Yves (sous le direction de). Bateson : premier état d’un héritage. «En relisant Bateson, Veron découvre, en creux, la pensée d’un auteur toujours présent mais jamais cité : Charles Sanders Peirce. »
[10] [PEI 92-137] PEIRCE, Charles Sanders. A la recherche d'une méthode.
[11] [BAT 97a-235] BATESON, Gregory. Vers une écologie de l'esprit.
[12] [BAT 88-287]BATESON, G et RUECH, J. Communication et société
[13] [BAT 97a-212] BATESON, Gregory. Vers une écologie de l'esprit 1
[14] [BAT 97b-13] BATESON, Gregory. Vers une écologie de l'esprit 2
[15] [WIN 88-196] WINKIN, Yves (sous le direction de). Bateson : premier état d’un héritage. Yves Barel renforce la pertinence du modèle par nombreux exemples sociaux de double contrainte dans son article : « Double communication et analyse sociale ».
[16] [BAT 97b-70] BATESON, Gregory. Vers une écologie de l'esprit 2